Rarement une Palme d’or – ce Nirvana du cinéma d’auteur – aura suscité autant de malaise. Faut-il – s’agissant d’un prix couronnant à titre exceptionnel le réalisateur et les deux actrices principales – que les puissances de destruction en jeu dans cette histoire soient fortes !
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De fait, à peine la Palme décernée, une kyrielle de couacs retentit, nonobstant les louanges de la critique. Techniciens dénonçant l’ambiance du tournage et certains manquements contractuels. Stigmatisation de la goujaterie du cinéaste et de son approche de la sexualité féminine par Julie Maroh, auteur de la BD dont est inspiré le film (Le bleu est une couleur chaude, Glénat, 2010).
Enfin, les deux reines de la fête, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, se débondent lors de la promotion du film aux Etats-Unis, suggérant dans un entretien accordé au site The Dealy Beast que le cinéaste est, peu ou prou, un sadique. Quelques jours plus tard, Abdellatif Kechiche réplique en se confiant à Ramzy Malouki, correspondant de Canal+ à Hollywood, qui tweete ces propos : « Si Léa n’était pas née dans le coton, elle n’aurait jamais dit ça. (…) Léa fait partie d’un système qui ne veut pas de moi, car je dérange. » Passons sur les suites et les palinodies du feuilleton, samplées par la presse en une boucle infinie.
FEU SACRÉ DE LA CRÉATION
Comment en arrive-t-on à un tel désastre ? Sans doute, dans la profession, Abdellatif Kechiche passe-t-il pour un tempérament. Sans doute encore apparaît-il comme l’homme des non-lendemains, tant avec ses producteurs qu’avec ses jeunes actrices, qu’il consume au feu sacré de sa création. Ces avanies ne sont pas si rares dans l’histoire du cinéma. En contrepartie, quel talent, quelle puissance de révélation, quel hommage rendu à l’acte de jouer. La méchante tournure que prend la polémique suggère donc autre chose. Cette chose, Kechiche nous la met sous les yeux depuis qu’il est entré dans la carrière : c’est ce qui, dans le rapport charnel, persiste du rapport colonial. L’idée pourra sembler réductrice. Elle est une hypothèse qui n’entend pas en tout cas réduire la portée universelle de l’œuvre.
Toujours est-il que cette œuvre, il faut la regarder en face. Chaque film recèle une ou plusieurs grandes scènes performatives, où une relation de désir s’ouvre sur la blessure de l’inégalité, de l’humiliation, de la concupiscence. Dans La Faute à Voltaire (2000), un immigré clandestin d’origine tunisienne, Jallel, bien fait de sa personne, rencontre à l’hôpital psychiatrique une jeune Française borderline et nymphomane, surnommée « la profiteuse », qui semble vouloir le dévorer tout cru.
DE « L’ESQUIVE » À « VÉNUS NOIRE »
Dans L’Esquive (2004), le jeune Krimo, amoureux de la blonde tchatcheuse Lydia, veut lui donner la réplique dans une scène du Jeu de l’amour et du hasard, de Marivaux, mais perd la face, en même temps que la fille, faute de posséder les codes sociaux du jeu théâtral. Dans La Graine et le Mulet (2007), Rym, offrant sensuellement son corps en sacrifice, se lance dans une danse du ventre torride devant un parterre de petits notables sétois pour sauver son beau-père de la ruine. Vénus noire (2010), évocation du destin de l’Africaine Saartjie Baartman promenée comme phénomène exotique et sexuel dans l’Europe du XIXe siècle, ne cesse de faire jouer ce regard colonial comme une mise à l’épreuve de celui du spectateur.
Autant de films et de situations où l’inégalité sociale et ethnique vient pourrir la sphère intime, et où chaque tentative d’émancipation conduit, par une cruelle ironie, à renforcer l’aliénation. La Vie d’Adèle, qui voit le déterminisme social causer une fois encore la rupture du couple, semblait du moins ne pas reconduire l’épure du rapport ethnique. La lecture du dossier de presse du film est à cet égard troublante. L’auteur y loue en effet « l’arabité » de Léa Seydoux, et précise que le prénom « Adèle » (celui de l’actrice Adèle Exarchopoulos et de son personnage) signifie « justice » en arabe.
Il y a plus. Le sentiment que la tension ethnique, chassée par la porte, revient par la fenêtre, au détour des accusations portées au premier chef par Léa Seydoux contre Abdellatif Kechiche. Aurait-on cherché le symbole d’un choc entre deux mondes qu’on n’aurait pas trouvé mieux : la nouvelle icône du cinéma français, affiliée aux détenteurs de l’empire Gaumont-Pathé et héritière d’une lignée de chevaliers d’industrie, contre l’ex-colonisé, immigré sans grade débarqué de sa Tunisie natale, conquérant contre vents et marée les échelons de la notoriété. L’image est forte, elle semble surgir d’un ressac inattendu de l’Histoire.
LE PASSÉ QUI NE PASSE PAS
Tout porte à croire que c’est ce type de ressac qui conduit Abdellatif Kechiche à filmer avec un tel mélange de désir et de rage notre société. Notons que ce même registre déterminait déjà sa brève carrière d’acteur, durant laquelle il interpréta notamment le rôle de Saïd, un jeune beur objet de fantasme sexuel dans Les Innocents (1987), d’André Téchiné, ou celui de Roufa, fier gigolo des touristes occidentales dans Bezness (1991), de Nouri Bouzid.
Il est intéressant, pour mesurer cette singularité, de comparer l’œuvre de Kechiche à celle d’autres réalisateurs d’origine maghrébine. Rachid Bouchareb (Little Senegal, Indigènes), qui privilégie le devoir de mémoire dans des fictions engagées qui font droit à l’Histoire. Rabah Ameur Zaïmeche (Bled Number One, Dernier maquis), qui fait parler la foudre de la modernité esthétique dans des films à la narration poétique et disruptive. En dépit de leur dissemblance, ces deux créateurs s’entendent sur le dépassement rationnel du contentieux colonial et du fléau raciste.
Tel n’est pas le cas de Kechiche. Lui est le cinéaste de la part maudite, du passé qui ne passe pas, du malentendu invétéré. Son œuvre le crie, le hurle: quelque chose de l’ignominie du rapport colonial est encore parmi nous, qui loge dans le désir des hommes, brûle dans la chair des femmes.
FAIT COLONIAL ET POSTCOLONIAL
La sourde intrication que mettent en jeu ses films entre histoire coloniale et rapports de classes, échanges sexuels et hiérarchies raciales, ne tombe pas des nues. Elle correspond, dans le milieu de la recherche, à une nouvelle approche du fait colonial et postcolonial. Celle-ci, dans la lignée de Marcel Mauss (les « techniques du corps ») et Michel Foucault (le « biopouvoir »), privilégie l’étude des règlements et dérèglements des relations intimes entre colonisateurs et colonisés.
Aujourd’hui, les travaux du sociologue Eric Fassin, de l’historienne Christelle Taraud, de la philosophe Elsa Dorlin répondent aux études pionnières de l’anthropologue et historienne américaine Ann Laura Stoler. Dans La Chair de l’empire (La Découverte, 304 p., 26 euros), celle-ci écrit ainsi : « Le lexique de l’empire et ses images sexualisées ont intégré le discours européen sur la classe ; mais l’inverse est tout aussi vrai (…). Les images impériales de l’érotique paroxystique du colonisé ont saturé les discours sur la classe. » Telle serait aussi l’intime circulation du cinéma d’Abdellatif Kechiche, de la chair de l’Empire à l’empire de la chair.